La disponibilité en azote, enjeu crucial pour le futur de l’agriculture bio
L’agriculture biologique, qui bannit les engrais et pesticides de synthèse, pourra-t-elle nourrir la planète ?
Cette vaste et épineuse question agite depuis des années la communauté scientifique ainsi que les mouvements militants paysans et écologistes. Elle polarise une partie des débats politiques relatifs à l’agriculture et suscite un intérêt bien compris de la part des industriels de l’alimentation.
Poser cette question a du sens dans le contexte de l’anthropocène. Mais elle est aussi trop vaste, car elle génère une série de questionnements sur la qualité des produits alimentaires, leur accessibilité logistique et économique, les régimes alimentaires à base de produits bio, la durabilité à long terme des systèmes agricoles biologiques, etc.
Il faut donc accepter de considérer cette question en observant ses différentes facettes. Il s’agit en particulier de s’intéresser à la capacité productive de l’agriculture biologique (AB) et aux facteurs qui la soutiennent.
Pour traiter cette question – et sortir des idées toutes faites et des débats sans fond – il faut « atterrir » un peu, pour reprendre l’image employée par le philosophe Bruno Latour, et considérer les systèmes agricoles, leurs métabolismes et leurs sols ; c’est ce que nous offre le cas de l’azote.
La révolution des engrais azotés
L’azote est un élément minéral indispensable à la croissance de tout être vivant, constitutif de nos protéines, que les plantes prélèvent dans le sol.
Depuis presque deux siècles et les travaux de von Liebig, les agronomes savent que l’apport d’azote aux parcelles agricoles permet de fertiliser les sols et de stimuler la production des cultures.
Fondés sur cette découverte scientifique, les travaux de Fritz Haber ont permis la synthèse industrielle des engrais azotés à partir de l’azote de l’air, qui compose 80 % de notre atmosphère. Cette révolution technologique a permis la production massive et à bas coûts d’engrais azotés.
On connaît la suite : utilisation tout aussi massive d’engrais azotés dans les champs, qui a permis l’explosion de la productivité des cultures, mais a aussi généré une cascade d’effets environnementaux délétères – émission de gaz à effet de serre, pollution atmosphérique et aquatique.
C’est ici que l’agriculture biologique s’inscrit en contrepoint. Cette dernière n’autorise en effet pas l’utilisation des engrais de synthèse – que l’on appelle encore minéraux ou chimiques, ces termes étant synonymes.
Légumineuses, fumiers et recyclage
Sans recours aux engrais azotés, l’agriculture biologique ne peut compter que sur trois sources pour s’approvisionner en azote.
La première mobilise la fixation biologique que réalisent les légumineuses. On désigne ainsi les plantes de la famille des Fabacées, utilisées comme fourrage pour les animaux (luzernes, trèfles, vesces, sainfoin…) ou pour la production de graines à destination de l’alimentation humaine (pois, haricots, lentilles…).
Ces plantes fabuleuses ont la capacité à s’associer au creux de leurs racines avec des bactéries du genre Rhizobium capable de fixer l’azote si abondant dans l’air et de l’incorporer dans la biomasse des plantes. Une fois récoltées, ces légumineuses laissent donc au sol des résidus riches en azote, venant fertiliser le sol pour les cultures suivantes.
La seconde source mobilise les animaux d’élevage qui produisent des fumiers riches en azote que l’on peut épandre sur les sols. À noter toutefois que les animaux ne produisent pas de l’azote : ils prélèvent et consomment des fourrages qui contiennent de l’azote (notamment les ruminants tels que les vaches, moutons et chèvres qui pâturent des prairies), concentrent cet azote dans les fumiers et permettent ainsi de déplacer cet élément fertilisant vers les terres arables. Un service que rendent ces animaux d’élevage consiste donc à organiser les flux de fertilité dans les systèmes agricoles.
Enfin, la troisième source consiste à recycler l’azote qui circule dans nos effluents urbains, nos composts, nos boues de station d’épuration pour les épandre sur les sols agricoles. Trop contaminées, trop sujettes à polémiques, ces sources urbaines ne sont pour l’instant pas autorisées par la réglementation de l’AB.
Ne restent donc que les légumineuses et les fumiers d’élevage pour fertiliser les sols en bio.
Le risque de la raréfaction des ressources en azote
Ces deux sources ne sont toutefois pas infinies ; elles sont même rares. Il paraît difficile de mettre des légumineuses partout et, si les rotations culturales biologiques accordent une part belle à ces cultures, il faut bien aussi y insérer des céréales, des oléagineux et d’autres espèces végétales.
D’autre part, les animaux d’élevage ne peuvent produire des fumiers que si on leur donne des fourrages ou des grains à consommer, ce qui génère une forme de compétition pour l’espace – faut-il privilégier la mise en culture de fourrages ou de céréales ? – et pour les grains produits – faut-il donner à manger les céréales produites aux cochons ou aux humains ?
Dans ces conditions, il est possible qu’une généralisation de l’AB entraîne une raréfaction des ressources fertilisantes en azote, ce qui peut aboutir à une baisse de productivité des cultures. Cette baisse de productivité peut, en retour, inciter à privilégier l’utilisation des produits végétaux pour l’alimentation des humains plutôt que celle des animaux d’élevage… au détriment de la production de fumier, pourtant facteur de production clé des systèmes en AB. On devine le cercle vicieux qui peut s’installer.
Développement de la bio et cycle de l’azote
C’est cette question que nous avons voulu explorer. Dans une étude internationale publiée en mai 2021 dans la revue Nature Food, nous nous sommes demandé quels pourraient être les effets du développement de l’AB à l’échelle mondiale sur le cycle de l’azote, la capacité à fertiliser les sols et les effets associés sur le rendement des cultures biologiques.
Nous avons pour cela développé un modèle qui simule les flux d’azote entrant et sortant des sols, pour estimer l’effet de ces flux d’azote sur la fertilité des sols et donner au final une approximation de la production des cultures. Un modèle dans lequel on retrouve des légumineuses, des céréales, des prairies et des fourrages, ainsi que des animaux d’élevage et du fumier.
La principale conclusion de nos travaux est qu’une généralisation de l’AB sur 100 % des terres agricoles à l’échelle mondiale aboutirait à une forte carence en azote, elle-même responsable d’une perte de production alimentaire de l’ordre de 35 % par rapport à la situation actuelle, bien au-dessous de ce qui est nécessaire pour alimenter la population mondiale. C’est le verre à moitié vide.
Redistribuer les zones d’élevage, moins gaspiller
Mais nous montrons aussi que le verre peut être vu à moitié plein.
En effet, sous certaines conditions, il est possible d’atteindre 40 à 60 % de la surface agricole mondiale conduite en AB tout en fournissant une alimentation suffisante pour 7 milliards d’êtres humains. Ces conditions sont d’ordre agricole et alimentaire.
Du côté des conditions agricoles, il est absolument nécessaire de revoir radicalement nos systèmes d’élevage en diminuant légèrement le nombre d’animaux, mais surtout en réduisant drastiquement la part des monogastriques (cochons et volailles) au profit des ruminants (vaches, mais surtout chèvres et moutons).
La raison sous-jacente est que les monogastriques sont alimentés principalement avec des céréales ; de ce fait, ils sont des compétiteurs directs des humains pour ces céréales qu’ils transforment en produits alimentaires (viande et œufs) ; avec une efficacité modeste puisqu’il faut au moins cinq calories de céréales pour produire une calorie sous forme de viande ou d’œufs. À l’inverse, les ruminants, en pâturant sur des prairies, aident à structurer les flux d’azote dans les systèmes agricoles, comme nous l’avons déjà évoqué.
De telles modifications doivent s’accompagner d’une redistribution spatiale de l’élevage, en déconcentrant les régions où l’élevage est trop intensif et en réintroduisant l’élevage dans les régions où il a disparu, de sorte à recréer de la circularité entre cultures et élevages.
Donc moins d’élevage, et des élevages plus agroécologiques, mais pas une disparition complète des animaux d’élevage.
Du côté des conditions alimentaires, nous devons réduire radicalement nos pertes et gaspillages, qui représentent aujourd’hui environ 30 % de la production agricole mondiale et nous devons rééquilibrer notre consommation alimentaire pour la faire tendre vers 2200 kcal/jour – contre environ 3000 kcal/jour en Europe et Amérique du Nord, et beaucoup moins dans les pays en développement.
Toujours plus de légumineuses dans les champs
La nouveauté apportée par ce travail de simulation agronomique est qu’il tient compte explicitement des flux d’azote qui circulent dans les systèmes agricoles.
En ce sens, il prolonge des travaux antérieurs qui avaient cherché à estimer les conséquences pour la production agricole d’un développement de l’agriculture bio à l’échelle mondiale, mais qui n’avait pas tenu compte du rôle essentiel que joue l’azote dans les systèmes biologiques et pour la productivité des cultures.
Différentes pistes doivent désormais être étudiées : elles consistent notamment à explorer une plus forte insertion des légumineuses dans les systèmes en AB, soit comme cultures principales, soit comme cultures associées, intermédiaires ou agroforestières.
Et il sera bien sûr essentiel d’estimer les conséquences économiques pour les agriculteurs et pour les consommateurs des scénarios agricoles et alimentaires ainsi dessinés.
Thomas Nesme, Professeur d’agronomie à Bordeaux Sciences Agro, Inrae et Pietro Barbieri, Maître de conférences en agronomie (Bordeaux Sciences Agro), Inrae
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.